Frantumaglia : Elena Ferrante pulvérise l’expérience autobiographique
ESSAI ROMANCÉ – Elena Ferrante avait débuté sa carrière sous couvert d’anonymat, par timidité, finit-elle par avouer. Ce masque l’a abritée dans un temps, puis protégée, malgré les tentatives de journalistes pour percer le mystère. Qui parle quand Elena écrit ? Quel personnage-auteur se profile donc ?
Voyager à travers l’écriture, quoi de plus dangereux, et de plus mensonger quand un pseudonyme nous promet de parler de sa vie et de l’écriture ? Le rapport de l’un à l’autre est complexe, mais la vérité n’est pas une fin en soi : ici, l’essai importe autant que la trame romanesque qui, somme toute, aboutit à une autre histoire, dans l’histoire. Elena Ferrante, quelle qu’elle soit, est une amoureuse de la littérature : dans les multiples exemples que contient Frantumaglia — lettres, courriers aux lecteurs, à l’éditeur, interviews, etc. — elle affirme une réflexion sur ce métier. Revenons sur un point : voilà plus de vingt ans que Ferrante publie des livres et écrit. Et à ce jour, elle incarne le plus grand secret, entretenu et jalousement préservé, quant à l’identité derrière le nom. Sauf que les lecteurs, eux, s’en moquent éperdument. C’est ainsi que l’ouvrage divise les questionnements en deux catégories : ceux qui interrogent sur sa vie personnelle, et sont éconduits, et ceux qui tentent de trouver les signes.
Car, en fin de course, Ferrante nous entraîne d’abord sur une authentique piste de réflexion : qu’est-ce donc qu’être auteure ? La première édition de La Frantumaglia fut publiée en Italie fin 2003, bien avant que le succès ne l’inonde : elle ne comptait alors que deux livres publiés, dont l’un, prix Elsa Morante, fut adapté au cinéma par Mario Martone, conférant une certaine aura à l’auteure. Cette édition enrichie, comme l’explique son éditeur, se double de multiples ajouts. En Italie, sa parution manqua d’être compromise par l’article de Claudio Gatti, qui fit paraître une enquête le 2 octobre 2016, où il affirmait avoir découvert la vérité autour d’Elena Ferrante. Un travail de fourmi et de patience, mais qui ne fit que lui attirer les foudres des lecteurs. Depuis toujours, Ferrante pointe le texte, seule chose qui importe. Et les rares éléments biographiques connus dans Frantumaglia servent avant tout à humaniser l’auteure. À l’incarner. Car elle est romancière d’un bout à l’autre, et si elle livre des données biographiques, ces dernières sont encore romancées, et l’on cherchera en vain les clefs — et plus encore, les serrures. Alors personnage ou auteure ? Les deux, en réalité : quand elle cite Freud et Totem et Tabou , c’est pour souligner le cas de cette patiente qui refusait de se servir de son nom, redoutant qu’on s’en empare pour lui dérober ensuite sa personnalité. De l’auteure au texte, en passant par la figure de l’auteur, les questions agitent la critique — quand bien même c’est le texte qui demeure. Et demeurera toujours.