L’Express

Elena Ferrante, énigme littéraire fascinante

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Elena Ferrante serait originaire de Naples. Ici, la galerie Umberto I à Naples.

Malgré le succès planétaire de sa saga L’Amie prodigieuse, la romancière italienne Elena Ferrante, un pseudo, cultive l’anonymat depuis vingt-cinq ans.

A l’ère d’un narcissisme exacerbé où la quête de célébrité est devenue une valeur dominante, voilà un cas d’espèce, complètement à contre-courant: Elena Ferrante est à la fois un auteur plébiscité dans le monde entier (près de 2,5 millions d’exemplaires vendus, avec des traductions dans 42 pays) et le nom de plume d’un écrivain dont on ne sait rien. Ou presque.

Aucune photo, aucune intervention médiatique, aucune séance de dédicace, aucune participation à quelque festival que ce soit. Elle ne s’est jamais montrée. Elle ou il? Car d’aucuns soupçonnent un homme de se dissimuler derrière ce pseudonyme… Retour sur une énigme littéraire fascinante, qui tient le milieu de l’édition en haleine, suscite les supputations et les rumeurs de toutes sortes.

En 1991, à Rome, le couple Sandro Ferri et Sandra Ozzola, fondateurs des éditions E/O, lisent sur les conseils d’une amie le manuscrit de L’Amour harcelant, signé Elena Ferrante, un premier roman fortement autobiographique, thriller familial aux scènes glaçantes, très cru, qui se passe à Naples. Leur petite maison se décide aussitôt à le publier l’année suivante.

 

Un succès affolant

Mais Elena Ferrante (en hommage à Elsa Morante) prévient: “Je crois que les livres, une fois qu’ils sont écrits, n’ont pas besoin de leurs auteurs”, ajoutant qu’elle sera “la moins coûteuse en matière de promotion”. Le succès du livre l’affole – il sera adapté au cinéma par Mario Martone – et la conforte dans sa volonté de discrétion.

Dix ans s’écoulent avant qu’elle publie un deuxième roman, Les Jours de mon abandon (qui vient de reparaître en Folio), drame conjugal situé à Turin, sur le thème de la femme abandonnée. La romancière reste mutique, invisible. Idem pour le suivant, quatre ans plus tard,Poupée volée, qui se situe cette fois à Florence, magnifique réflexion sur le rapport d’une mère avec ses filles, établies au Canada auprès de leur père.

En 2011 paraît L’Amie prodigieuse, premier volet d’une saga sur l’amitié intense entre deux fillettes dans la Naples des années 1950, issues d’un milieu modeste, entre la brillante et exubérante Lila Cerullo et la plus secrète Elena Greco. C’est elle la narratrice de ce qui va devenir une fresque dense, intime et politique, sociale et historique, sur trois décennies, déclinées en quatre volets dont le deuxième, Le Nouveau Nom, paru en janvier chez Gallimard, s’est déjà écoulé à plus de 200000 exemplaires.

La critique et le public s’emballent, il n’y a pas d’écrivain italien de fiction plus lu aux Etats-Unis. La curiosité s’aiguise: mais qui est donc Elena Ferrante? Dans les rares interviews qu’elle a accordées par écrit, elle reconnaît la teneur autobiographique de son oeuvre, confirme qu’elle est une femme et mère de famille, qu’il lui tient à coeur de dénoncer les injustices et les violences subies par ses congénères, dans une Italie marquée par le sexisme et le patriarcat.

Malgré les indices, le mystère perdure

D’autres indices ont filtré: originaire de Naples et née au début des années 1940, comme sa narratrice, diplômée, elle aurait vécu à l’étranger, en Grèce particulièrement. Mais le mystère perdure, et à mesure que son succès croît, les journalistes avancent d’autres pistes: en Italie, certains assurent que l’auteur n’est autre que Domenico Starnone, écrivain et scénariste, napolitain lui aussi, né en 1943 lui aussi, tiens, tiens… Lauréat du prix Strega, l’équivalent du Goncourt, il est notamment l’auteur de Lacci, qui présenterait d’étranges similitudes, dans le style comme dans l’histoire, avec Les Jours de mon abandon.

A moins qu’il s’agisse de son épouse, Anita Raja, traductrice de l’allemand, personnalité discrète, et surtout secrétaire d’édition chez E/O. Les responsables de la maison ont beau démentir, les hypothèses se multiplient: un long article de Marco Santagata, publié en mars dans le Corriere Della Sera suggère que derrière Elena Ferrante se cache une certaine Marcella Marmo, professeur d’université à Naples, étudiante à la très prestigieuse Ecole normale de Pise dans les années 1960 – comme Elena Greco. Démenti à nouveau, tant de la part de l’intéressée que des éditeurs, seuls à connaître l’identité de la “prodigieuse” inconnue.

Le pacte est solide: même Vincent Raynaud, son éditeur chez Gallimard, également traducteur de l’italien, ne l’a jamais rencontrée. “Mais je n’ai aucun doute qu’il s’agisse d’une femme, confie-t-il. Domenico Starnone est un écrivain talentueux, d’une grande maîtrise. Néanmoins, s’il se cachait sous ce pseudo, il y aurait-là quelque chose de fabriqué et ce n’est pas du tout le cas des livres d’Elena Ferrante: on y sent une voix, une grande sincérité, un ton viscéral. Et son regard sur la condition des femmes, son approche psychologique en témoignent.”

Discrétion ou goût du mystère?

Vincent Raynaud précise: “Lorsque je lui ai écrit afin de lui exprimer mon admiration pour son travail, Elena Ferrante m’a répondu très gentiment, sur un ton courtois, mesuré. Je crois savoir qu’elle a vécu à Turin, à Rome et qu’elle passe de plus en plus de temps à Milan. Elle a choisi le recul et l’invisibilité pour se donner la liberté de la réflexion, afin de laisser ses livres parler pour elle. En Italie, où l’exubérance est de mise, cette femme très réservée a du mal à jouer ce rôle. Il lui est insupportable de répondre à des questions personnelles.”

Une discrétion farouche que la romancière a payée en renonçant au prix Strega, refusant de venir le chercher. Certains membres du jury, constitués de quatre cents personnes, journalistes, écrivains, éditeurs, ont protesté. Tel le romancier Sandro Veronesi, qui lui a reproché de ne pas jouer le jeu.

Pour avoir lu le troisième tome, Celle qui fuit, celle qui reste, à paraître en janvier 2017, ainsi que le quatrième, L’Enfant perdue, prévu à l’automne suivant (déjà publiés en Italie et aux Etats-Unis), Vincent Raynaud annonce un “vrai crescendo, une fin en apocalypse. Le personnage d’Elena devient vraiment écrivain, ce qui renforce la dimension autobiographique de la saga, une histoire politique et intellectuelle de l’Italie pendant ces trois décennies”.

Sa traductrice Elsa Damien, précisément choisie sur les instructions d’Antoine Gallimard souhaitant que L’Amie prodigieuse soit traduite par une femme, indique: “Tout est très filtré avec Elena Ferrante, très protégé. Pour lui poser des questions par écrit, je passe par l’agent de ses éditeurs italiens. C’est une femme, j’en ai la très forte conviction. Dans les deux derniers volets, Elena part de Naples, évoque son expérience de la maternité. Elle est cultivée et vit mal sa condition de femme au foyer. C’est une période de crise.” Il y est aussi question des Brigades rouges, du féminisme des années 1970, alors qu’Elena découvre la liberté de parole.

L’auteur a entrepris la rédaction d’un nouveau roman, aux dires de Vincent Raynaud. “Son oeuvre est encore en construction. Elle souhaite que la littérature soit au centre de la discussion, la vraie littérature, sans concession. Elle ne veut pas exister comme une figure publique et va très loin dans cette démarche.” Autant dire que le mystère Ferrante n’est pas près de se dissiper…